a+b=3 célèbre ses 20 ans !

20 ans ! En novembre 2005, j’ai fondé a+b=3 à Hong Kong. Nos programmes de formation ont touché 6 000 personnes directement et environ 80 000 personnes grâce aux formateurs que nous avons formés pour animer nos formations. Ce que les chiffres ne montrent pas, c’est l’impact réel et tout ce que j’ai appris. Pour nos 10 ans, nous avions organisé une exposition sur l’argent (les vidéos sont toujours disponibles sur YouTube). Pour nos 20 ans, je partage tout au long de ce mois certains des moments clés de cette aventure. Ces 20 années ont profondément remis en question mes connaissances et mes certitudes en matière de finance.

Moment clé n° 1 : J’aime retourner dans les endroits où nous avons animé des formations et discuter avec les participants. Un jour, au Cambodge, ce que j’ai entendu n’était pas ce que j’aurais voulu entendre. Une participante avait tellement bien intégré nos enseignements qu’elle avait épargné de l’argent et prêtait cette épargne à ses voisins et amis à des taux d’intérêt élevés. Pouvait-on considérer notre formation comme un succès, avec un impact positif ? Cette participante était-elle « éduquée financièrement » ? Peut-on devenir éduqué financièrement uniquement au détriment de l’illettrisme financier des autres ?

Moment clé n°2 : À la fin d’une formation de formateurs à Phnom Penh, un participant s’est levé et a déclaré, d’un ton assez solennel : « Merci de m’avoir appris à être pingre. Je vais arrêter de sortir avec mes amis et je vais commencer à épargner. » J’ai soudainement pris conscience de l’impact social et économique de ce que j’enseignais. En coupant ses dépenses, ce participant affaiblissait ses liens sociaux et causait une perte de revenus pour les commerces de Phnom Penh. Et si toutes les personnes « financièrement éduquées » faisaient de même ? Quel impact cela aurait-il si nous réduisions tous drastiquement nos dépenses ? Quel est le véritable objectif de l’éducation financière ?

Moment clé n°3 : À l’occasion de la Journée de la Femme, le 8 mars 2008, Lehman Brothers Hong Kong m’invita à donner un discours motivationnel sur l’éducation financière à leurs jeunes cadres. Rétrospectivement, c’est assez ironique. Ce qui m’a frappée, c’est qu’à la fin de ma brève intervention sur l’importance de gérer son argent (ce qui me semblait aller de soi, comme je parlais à la crème de la crème des financiers), un certain nombre de cadres sont venus me voir, un peu gênés, et à voix basse m’ont fait part de leurs difficultés à gérer leur revenu, et du stress lié à leur endettement. L’éducation financière est financée à quasi-totalité par le secteur financier et vise plutôt les personnes à bas revenus… Et si on inversait la logique ?

Moment clé n°4 : Loin des banquiers d’affaires de Hong Kong, quelques années plus tard, dans un village en Afrique de l’Ouest, j’étais assise avec une jeune personne, avec de très faibles revenus, qui avait bien du mal à s’en sortir… et n’était pas convaincue par mon histoire de budget. Elle commence à énumérer ses dépenses : la liste était précise, au nombre de savonnettes près, au kilo de riz près. Bien sûr qu’elle gérait ses dépenses, elle les connaissait par cœur – elle les avaient constamment à l’esprit. Pourquoi venir de loin et lui « enseigner » comment choisir entre un sachet de lessive et une bouteille d’huile ? 1) L’éducation financière ne remplacera jamais un revenu décent. 2) Ne faudrait-il pas inverser la logique de l’éducation financière : ceux qui galèrent ont plus à nous apprendre que ceux qui ne sont pas un euro près.

Moment clé n°5 : Lors d’une formation pour les travailleuses immigrées à Hong Kong qui avait pour thème principal l’épargne, une des participantes craque. Elle pleure et « avoue », comme une faute, son incapacité à épargner. Sauf que… avec son salaire de travailleuse domestique, elle soutient ses trois filles, toutes en train de faire leurs études supérieures aux Philippines… bien sûr qu’elle ne peut pas épargner. L’éducation financière tourne tellement autour de l’épargne (pour des raisons de financement et de politique), que ne pas épargner signifie obligatoirement mal gérer son argent. Jamais on n’aborde la « désépargne », l’utilisation de cette épargne. Les simulations d’épargne à long terme ne prennent jamais en considération la désépargne, et font miroiter un pactole qui grandit régulièrement. Le message sous-latent : toute personne qui n’arrive pas à faire grandir son épargne ne gère pas bien son argent. L’éducation financière contribue-t-elle à l’exclusion financière ?

Moment clé n°6 : a+b=3 est née en plein boom du microcrédit, et de son volet éducatif : la littératie financière. Après la crise de 2008, peu à peu, l’engouement s’est évaporé et les bailleurs de fonds se sont tournés vers les programmes d’autonomisation des femmes. Donc on nous a demandé de faire des programmes d’éducation financière pour les femmes exclusivement… même si lors d’entretiens préliminaires, les femmes indiquaient ne pas avoir le pouvoir de décision. Ce n’était pas un problème de connaissances mais de dynamique de pouvoir. Il est assez évident qu’après la formation, les participantes ne géreraient pas l’argent de la famille sur lequel seul leur époux avait la main. Pourquoi ne pas faire des formations pour les hommes, puis pour les couples ? L’argent des bailleurs de fonds dicte trop souvent les actions des organisations sur le terrain.

Moment clé n°7 : Une des plus grosses difficultés auxquelles j’ai dû faire face est que les formateurs qui participent à nos formations de formateurs… ne gèrent pas leur argent non plus. Le premier jour de formation est donc consacré à leur donner les techniques de base et l’enthousiasme de noter leurs revenus et dépenses et faire leur budget. Et les autres jours, à leur montrer que ce qu’ils viennent d’apprendre pour eux… n’est sans doute pas la réponse aux problèmes de leurs participants. C’est en effet la capacité des formateurs à adapter des techniques de base aux problèmes de leurs participants qui fera la différence. C’est « l’empathie financière » qui fait la différence entre les formateurs : les meilleurs sont ceux qui, même s’ils gagnent un revenu fixe et travaillent en CDI, savent se mettre à la place de leurs participants qui n’ont pas d’idée si et combien ils gagneront demain. Une éducation financière « monolithique » et universelle est un leurre.

Moment clé n°8 : Au tout début d’une formation de formateurs sur l’entreprenariat, à la question « qui a déjà travaillé à son compte ? », que ce soit à Kinshasa ou Phnom Penh ou ailleurs, il est rare que plus qu’une ou deux mains se lèvent. Donc là encore (voir billet précédent), je consacre la première partie de la formation de formateurs à leur donner un avant-goût de la création et la gestion d’une microentreprise. La création d’entreprise a le vent en poupe parmi les bailleurs de fonds. Ce n’est pas pourtant pas si simple, car la génération de revenus implique forcément la génération de dépenses… D’un côté on forme une communauté à dépenser moins, ouvrir un compte bancaire et épargner … et de l’autre, un autre programme incite cette même communauté à créer une entreprise… donc à encourager à la dépense. Si cette communauté vit en cercle fermé, on touche à l’absurde. La finance n’est pas une science… c’est un réseau de transactions. L’éducation financière et entrepreneuriale ne peut être individuelle, elle doit être sociale.

Moment clé n°9 : j’ai été un jour contactée par une bénévole qui s’apprêtait à partir en Indonésie pour animer une formation en entreprenariat auprès de femmes dans un village. Elle n’était pas trop sûre comment introduire des concepts clés comme les 4 P. Son projet n’incluait aucune réalité du terrain (la famille qui achète sans payer, toutes les femmes qui vendent le même produit que leurs voisines, une économie en circuit fermé, l’absence de tenue de compte, etc.). Et si l’organisation qui finançait cette mission avait investi pour ouvrir des débouchés à cette communauté, ou donné l’équivalent (billet d’avion, hôtel, …) à ses femmes –à elles de voir ce qu’elles en feraient ? L’éducation financière n’est pas la solution à des difficultés financières structurelles.

Moment clé n°10 : Au Cambodge, je me suis vite aperçue qu’une des difficultés majeures de la maîtrise du budget familial était… les multiples invitations aux mariages. Lors de formations au Burkina, ce sont les dépenses liées aux enterrements qui ont suscité des débats. Et ailleurs, les retards de paiement des salaires… Et la corruption, dont on parle peu mais qui a un vrai coût. L’éducation financière qui érige la gestion de l’argent en responsabilité individuelle est incapable d’apporter des réponses adéquates à ces problématiques sociétales malgré leurs poids sur les finances des familles. De même, on prône des choix « rationnels »… mais qu’en est-il de l’éthique ? Ne devrait-elle pas être au cœur de l’éducation financière ?

Moment clé n° 11 : Je pourrais continuer mais je réserve d’autres histoires pour nos 30 ans 😊 ! En 20 ans, l’environnement a changé : les boutiques informelles au Laos prennent désormais les paiements par QR code, tous les chauffeurs de tuc-tuc ont des téléphones smarts, les travailleuses domestiques de Hong Kong sont intéressées par les investissements en cryptoactifs… Pourtant – suivant mes observations ou les statistiques – il y a une chose qui n’a pas changé, malgré les millions investis en éducation financière et son inscription comme priorité nationale de la plupart des pays c’est l’endettement des ménages. Mais qui s’en étonnerait tant que l’éducation financière est en grande partie promue par les institutions financières pourvoyeuses de prêts, et que la consommation des ménages est une donnée essentielle du PIB, notre principal indicateur économique ? L’argent est un outil social, et l’éducation financière devrait nous aider à comprendre la complexité de nos transactions, leur impact social et les enjeux de pouvoir, et promouvoir l’éthique.

ab3 20 years